Le Shintaido et la Résistance Passive (1)

Article publié par H. F. Ito dans "Body Dialogue" n°7, 1998


A l'âge de 22 ans, à l'occasion de l'obtention de mon diplôme universitaire, je reçus en guise de présent des paroles de sagesse de la part d'Egami-sensei. Il me dit : « à partir de maintenant, ta vie est ton Dojo. Rappelle-toi que plus tu développes le Karaté dans ta vie, moins tu auras de risques de t'en servir. Et finalement, si tu as de la chance, tu atteindras peut-être le niveau où, de toute ta vie, tu n'utiliseras jamais les techniques. Mais tu peux, par malchance, te retrouver pris dans des circonstances qui t'obligent à utiliser tes techniques de Karaté de façon pratique. A ce moment, tu dois être prêt à mourir. »

Au début, j'ai pris ce message comme une sorte d'avertissement à propos du caractère « soupe au lait » que j'avais dans ma jeunesse. Plus tard, j'ai commencé à comprendre son désir pour moi de continuer à améliorer ce que j'avais appris de lui jusqu'à ce que j'accomplisse son rêve (Heiho to shiteno Karate, ou utiliser le Karaté comme un instrument de paix).

Au cours du printemps 1996, j'ai découvert une nouvelle façon d'utiliser Tenshingoso et Eiko en aidant Bill Peterson à mourir et en assistant à son départ. Depuis, Tenshingoso est devenu une sorte de gyrocompas qui me guide dans ma vie actuelle et Eiko est devenu une sorte d'outil magique avec lequel je peux créer un pont avec le Ten ou le Ciel.

Afin d'atteindre ce niveau de compréhension, j'ai visualisé qu'une occasion réelle d'utiliser Eiko surviendrait, juste après que mon cœur aurait cessé de battre. D'ici là, je dois continuer à pratiquer. Le moment venu, ai-je pensé, j'aurai accompli le message d'Egami-sensei dans/avec ma vie.

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Le premier week-end de juin 1996, j'étais à Cologne, en Allemagne, pour diriger un week-end de Shintaido organisé par le groupe de Cologne. Les gens venaient de diverses régions d'Allemagne : Stuttgart, Regensburg, et Berlin. Certains venaient de France et d'Angleterre. C'était un petit stage (15 personnes) -mais avec une agréable ambiance internationale.

Au cours d'une session de questions/réponses le samedi soir, trois d'entre eux, Amras, Joey Weber et Helmut (un ami à eux venant de Schnega) me posèrent une question à laquelle je ne pus répondre. Leur question était : comment le Shintaido peut-il être utilisé par des gens qui participent à des piquets de manifestants. Est-il possible d'utiliser une technique de Shintaido pour stopper la force utilisée injustement par la police ?

Voici les faits qui permettent de mieux comprendre la question.

En 1986, Amras a assisté pour la première fois à un cours de Shintaido en France. Elle participait au Stage National français annuel en tant que membre de l'équipe de cuisiniers macrobiotiques. A la fin du stage, elle est venue me voir pour me demander si j'accepterais de venir à Berlin au cas où elle organiserait un stage local. N'y comptant pas trop, je lui indiquai quelles étaient mes conditions de participation.

Elle me surprit six mois plus tard en m'envoyant une lettre me demandant de venir à Berlin car elle avait réuni suffisamment de participants par l'intermédiaire de son cours de cuisine macrobiotique. Depuis, elle a organisé trois stages à Berlin et deux à Schnega, que j'ai dirigés en tant qu'instructeur invité.

En 1992, Amras et Joey ont acheté une ancienne ferme à Schnega, une petite ville située au centre du triangle formé par Berlin, Hambourg et Hanovre et ils s'y sont installés. Ils ont également ouvert un cours de Shintaido local, en parallèle avec leurs cours de cuisine macrobiotique.

La région de Wendland est connue pour son mouvement anti-nucléaire qui a débuté en 1976 lorsque le gouvernement allemand a commencé à construire un dépôt de déchets nucléaires près du village de Gorleben. Depuis, le mouvement s'est implanté de plus en plus solidement dans la région, devenant un mouvement citoyen de grande ampleur. Il a réussi à empêcher le dépôt de matières hautement radioactives dans la région depuis plus de 18 ans.

En 1995, le gouvernement allemand a imposé le premier transport CASTOR dans la région avec 30.000 policiers, devant des milliers d'opposants. La résistance s'est organisée avec divers « sit-in », des blocus et autres activités pittoresques.

Le second transport a eu lieu au printemps 1996. Les opposants étaient mieux organisés avec des piquets de manifestants mais en réaction le nombre de policiers gardant le train a été accru. Après avoir vécu toutes sortes d'expériences de violences policières, de colère, de peur et d'impuissance, Amras, Joey et Helmut m'ont demandé mon avis sur la façon de faire face à la situation parce qu'ils pensent que je suis un Maître japonais d'arts martiaux.

Au début, je me suis dit : « est-ce que je sais comment combattre la police ? Est-ce qu'ils cherchent des techniques de combat ? ». Puis j'ai réalisé qu'il me faudrait au moins deux ans pour les entraîner et en faire des sortes de guerriers d'avant-garde. Ensuite, même s'ils réussissaient leur entraînement, rien ne garantissait qu'ils ne seraient pas blessés. Etaient-ils prêts à se blesser ou à blesser d'autres si nécessaire ? Ils pourraient peut-être gagner temporairement, mais tôt ou tard les forces de police reviendraient en plus grand nombre.

A ce stade, je m'aperçus que j'étais bloqué et je leur demandai de me donner plus de temps pour réfléchir à la question. Cette question devint mon nouveau Koan. J'y pensais tout le temps mais n'arrivais pas à trouver la bonne réponse. Un an passa et je retournai en Allemagne. J'étais nerveux et je me sentais coupable de revenir et de les retrouver tous les trois.

Le 16 juin 1997, je quittai San Francisco pour un voyage de quatre semaines en Europe. Mon programme était :

- 21-22 juin : cascade pour Shintaido Toulouse dans les Pyrénées
- 28-29 juin : stage de Shintaido à Schnega, Allemagne
- 5-6 juillet : stage de Shintaido/Karaté à Berne, Suisse
- 12-13 juillet : stage d'été britannique et session d'examens

Le 26 juin 1997, je pris un vol Paris - Hambourg puis un train de Hambourg à Uelsen. Lorsque je vis Amras à la gare, je lui dis que je n'avais pas encore de réponse mais que j'espérais la trouver d'ici à la fin du stage. Elle me répondit : « je suis sûre que vous la trouverez ! ».

Après m'avoir laissé me reposer quelques heures dans leur ferme tranquille de cette campagne paisible du nord de l'Allemagne, elle me proposa d'assister à une répétition de leur chorale locale. En chemin, elle me demanda si j'accepterais de diriger une session de Kenko-Taiso d'une demi-heure pour les membres. Bien entendu ma réponse fut oui !

Ce soir-là, je dirigeai une session de Shintaido d'environ 40 minutes pour les membres de la chorale locale avant leur répétition. Il y avait environ 50 personnes dans le hall, y compris Helmut et quelques pratiquants de Shintaido locaux.

Après la répétition, plusieurs d'entre eux me dirent qu'ils avaient ressenti plus de puissance que d'habitude dans leur chant. J'étais bien sûr heureux d'entendre cela parce que je pensais qu'ils avaient dû ressentir Ten Ga Ichi Nyo ou l'unification de Ten (le Ciel) et du soi à travers le Shintaido. Je supposais également qu'ils faisaient tous partie d'une même église.

Plus tard, j'appris que leur chorale n'était pas affiliée à une église mais qu'elle avait été organisée comme l'un des moyens d'expression de leur mouvement anti-nucléaire. Ils formaient des piquets de manifestants lors de manifestations publiques qui se terminaient souvent par des confrontations avec la police. J'étais stupéfait. Aussitôt que je commençai à écouter les détails de leurs activités de manifestants, un moment de shinku ou de vide absolu se manifesta dans mon esprit (et dans mon corps) et je reçus une grande inspiration.

Ces piquets de manifestants font principalement deux choses : chanter et administrer les premiers secours. Mais avant de se rendre à la manifestation, chacun d'entre eux écrit une lettre au ministre de l'intérieur. Dans cette lettre, ils indiquent leur refus du nucléaire mais promettent qu'ils n'utiliseront pas la force contre la police. Chaque lettre est signée avec mention du nom et de l'adresse de l'expéditeur.

Il arrive souvent au cours de ces piquets de manifestants que des individus, sans le vouloir, attirent/incitent la police à répondre par la violence. Il est donc très important pour les manifestants de ne pas avoir ce genre d'attitude. Il n'est pas facile de se comporter de façon paisible, à moins d'effacer toute colère de son propre esprit. L'essentiel devient : quel degré de paix peut-on maintenir en soi lorsque l'on est confronté à une situation injuste et déraisonnable.

D'après leur expérience, plus ils restaient tranquilles et chantaient des chansons paisibles, plus ils créaient un effet positif sur le piquet de manifestants. Ils calmaient à la fois les manifestants et la police ce qui obligeait la police à employer plus de temps et d'énergie pour déplacer les personnes en première ligne. C'est un magnifique exemple de résistance passive. Lorsque j'entendis cette explication, un déclic se fit dans mon esprit et je réalisai que je venais de trouver la réponse que j'avais cherchée toute l'année. Je décidai d'enseigner le Shintaido aux personnes qui participent à des piquets de manifestants exactement de la même façon que je l'enseigne aux praticiens de santé. Le Shintaido ne les aidera pas à combattre la police mais les aidera à préparer leur esprit pour lui faire face. L'ESSENTIEL est que ce ne sont ni vos bras, ni vos muscles mais le contrôle de votre esprit qui vous protège et qui en dernier lieu vous sauve, vous et vos amis. Le but de notre pratique devrait être de chercher et trouver la « parfaite paix » de notre esprit.

J'ai pratiqué le Shintaido au cours des 33 dernières années, après quatre années de karaté commencé à l'âge de 18 ans. Maintenant je sais me battre, avec ou sans armes. Mon enseignement des techniques de combat a mûri, de sorte que je peux aider de nombreux élèves à développer leur capacité de combat bien plus rapidement. J'ai toutefois également atteint un nouveau niveau de compréhension : plus je fais d'efforts pour développer les arts martiaux pour moi-même et pour mes élèves, plus je crée un espace qui incite les autres à utiliser leur connaissance des arts martiaux de façon plus large.

Je dois avouer que mon amour et ma passion pour la recherche et le développement d'un art martial fort sont venus à leur terme. Je reconnais que j'ai pratiqué les arts martiaux ces dernières années sans la paix dans mon esprit. J'ai passé trente sept ans ainsi. Quel long chemin parcouru pour comprendre ma faiblesse d'origine. Je me demande : y avait-il un autre moyen pour moi de trouver la paix dans mon esprit ?

Le message d'Egami-sensei m'est revenu à l'esprit. D'un côté j'étais très heureux et encouragé par la réponse que j'avais trouvée pour Amras, Joey et Helmut. D'un autre j'étais triste et découragé parce que soudain j'avais le sentiment que toute l'énergie que j'avais dépensée au cours de ma vie pour étudier et développer mon aptitude à combattre était désormais inutile.

Le week-end de stage organisé par Amras, Joey et Helmut se déroula bien. Il y avait trente personnes. Nous eûmes deux cours le samedi et un le dimanche et le temps fut agréable. Les personnes que j'avais rencontrées l'année précédente étaient de retour. A la fin du stage, en partageant avec eux la réponse à la question qu'ils m'avaient posée un an auparavant, je leur dis : « le Shintaido ne vous aidera pas à combattre la police mais vous aidera à préparer vos esprit face à elle. L'ESSENTIEL est que ce ne sont ni vos bras, ni vos muscles mais le contrôle de votre esprit qui vous protège et qui en dernier lieu vous sauve, vous et vos amis. Le but de notre pratique devrait être de chercher et trouver la parfaite paix de notre esprit. » Je leur expliquai que les personnes qui m'avaient posé la question m'avaient ainsi donné la chance de trouver une réponse.

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Le 13 juillet 1997, à l'issue du stage britannique d'été de Shintaido et de la session d'examens, j'ai partagé avec le groupe mes dernières réflexions sur les arts martiaux. Marcus Grant et Vicky Meadows apprécièrent particulièrement mon évolution dans ce sens. Ils dirent que le Shintaido et les mouvements de protection pour l'environnement étaient le fondement de leur relation. Ils s'étaient rencontrés 16 ans auparavant lorsque Jennifer Peringer proposait des cours de Shintaido lors de la réunion à Londres du mouvement anti-nucléaire. Tout à coup je devins très proche d'eux et je les remerciai d'être ainsi « en avance » sur moi.

Le 17 août 1997, j'eus l'occasion de discuter de cette question (l'implication du Shintaido dans le mouvement environnementaliste en Allemagne) avec deux militants pour la paix et une universitaire : Kaz Tanahashi, Alan Senauke et Linda Hess à Berkeley, Californie.

Kaz est un artiste, poète, écrivain, traducteur et calligraphe. Les lecteurs du « Body Dialogue » se souviennent peut-être de la participation du Shintaido au « Cercle du Monde » (Circle of the World) du Parlement des Religions du Monde à Chicago en 1993 ainsi qu'au « Cercle de toutes les Nations » (Circle of All Nations) pour la célébration du 50ème anniversaire des Nations Unies à San Francisco en 1995. Kaz est la personne qui développa l'idée d'origine et qui nous dirigea lors des deux manifestations.

Alan est un musicien, ami de Henry Kaiser, un prêtre au Centre Zen de Berkeley et directeur de l'Association Bouddhiste pour la Paix (Buddhist Peace Fellowship). Il visite souvent les camps de réfugiés près de la frontière Thaïlandaise et Birmane et il leur fournit une aide médicale.

Linda Hess est une spécialiste de la littérature Hindi et de l'hindouisme. Elle a enseigné dans plusieurs universités, dont Stanford University et U.C. Davies. Elle a, entre autres, publié Bijak of Kabir.

Lorsque je leur fis part de mes dernières réflexions concernant l'effet de mes arts martiaux et leur nouvel objectif, ils me répondirent de la façon suivante :

1) ils pensent que l'entraînement martial a beaucoup de valeur pour les gens qui vont « en première ligne ».

Tant que vous êtes patient, vous pouvez contrôler votre colère. Outre la colère, l'autre émotion que vous devez gérer dans ce genre de situation est votre peur. C'est la colère et la peur qui incitent à la violence. La violence produite par une combinaison de peur et de colère est très effrayante. Elle peut échapper à tout contrôle.

Le raisonnement est le suivant : si vous avez un entraînement d'arts martiaux et savez vous défendre, vous avez le choix. Par exemple vous pouvez vous battre en réponse à une attaque si vous le souhaitez vraiment mais vous pouvez aussi choisir délibérément de ne pas le faire. Lorsque vous savez dans votre esprit que vous avez le choix, vous vous sentez libre. Lorsque votre esprit est libre, vous êtes en confiance. Lorsque vous commencez à avoir confiance en vous, cela transparaît naturellement et automatiquement dans vos actes.

La différence est que si votre esprit est partagé entre la colère et la peur, toute personne se confrontant à vous (la police dans le cas présent) finira par jouer avec vos émotions. Mais si ils sentent la « confiance » dans votre posture/vos actes, ils répondront par le « respect ».

Ainsi si la pratique de combat du Shintaido peut aider les gens à contrôler la peur et la colère et développer la confiance, elle a un effet positif et utile pour ceux qui se rendent à des manifestations publiques. Plus vous étudiez à fond votre technique de Shintaido, plus vous pourrez rester calme et ferme dans la situation réelle.

2) Dans cette forme d'activité que l'on nomme la Résistance Passive, votre objectif/but
ne doit pas être de gagner la bataille le jour de la manifestation. En fait, vous ne devriez pas souhaiter la mort des policiers qui représentent des principes opposés. La question est comment gagner dans votre situation. Vous devez avoir un plan à long terme ou Kokyu. Perdre la bataille dans les lignes de manifestants est OK.

Prévoyez de perdre la bataille mais le plus lentement possible. Idéalement, personne ne devrait être blessé. En un sens, c'est comme opérer une retraite des troupes sur un champ de bataille ; vous pouvez perdre la bataille pour éviter de perdre trop de soldats. La contribution du Shintaido à ce genre de mouvement de protestation est l'utilisation du pouvoir de concentration et de clarté de conscience que les pratiquants du Shintaido développent généralement au travers de leur pratique quotidienne.

Une autre fois, vous aurez peut-être l'occasion de parler publiquement de la situation. Vous aurez peut-être l'opportunité d'écrire un article et le publier dans un journal, d'être interviewé à la télévision, à la radio, par un magazine. Vous pouvez envoyer une lettre à des politiciens. Ce genre d'activités fait aussi partie des tactiques de la bataille tranquille.

Le Shintaido peut être tranquille et passif face à la police mais il peut aussi vous aider à être passionné et actif dans d'autres activités. Tôt ou tard vous rencontrerez alors Ten no Toki, Chi no ri, Hito no Wa, le « timing » divin, le bénéfice de la terre, l'harmonie de l'humain et finalement vous trouverez une nouvelle direction pour ce qui était auparavant un problème et le problème lui-même disparaîtra.

En dernier lieu, je voudrais exprimer ma gratitude à Amras, Joey et Helmut pour m'avoir donné l'occasion d'accroître ma sagesse du Shintaido. Je remercie également Kaz, Alan et Linda pour leurs encouragements pour mon travail et leurs suggestions concernant le mouvement anti-nucléaire de Wendland.

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