Le Shintaido et la Résistance Passive (2)

Un dialogue entre David Franklin et H.F. Ito clarifiant la notion de "confiance" évoquée dans la première partie.


Résumé de la Première Partie

Des pratiquants du Shintaïdo, membres du mouvement de protestation anti-nucléaire en Allemagne, ont demandé à H.F. Ito comment le Shintaïdo pouvait être utilisé lors de confrontations avec la police pendant leurs manifestations. Après plusieurs années de réflexion, H.F. Ito réalisa qu'en de telles situation l'utilisation au service de la force du Shintaïdo ne pouvait que mener à une escalade de force entre la police et les manifestants. Cela l'amena à s'interroger et à remettre en question toutes les années qu'il avait passées à étudier les arts martiaux, étude à laquelle il a dévoué sa vie.

Ayant rencontré les membres du choeur du groupe pacifiste, il réalisa que leur chant au piquet des manifestants avait pour effet de calmer à la fois les manifestants et la police et par conséquent d'éviter une escalade vers la violence. Il prit ainsi conscience que, bien que le Shintaïdo n'aiderait pas ces gens à combattre la police, il pourrait les aider à préparer leurs esprits pour lui faire face.

Il détermina ainsi que le but du Shintaïdo devrait être de trouver la paix en nos esprits.

Ito discuta de cette question ultérieurement avec d'autres pacifistes qui, eux, ne pratiquaient pas le Shintaïdo. Ils furent d'accord sur le fait que la pratique d'un art martial aurait beaucoup de valeur pour les personnes en première ligne des piquets de manifestation, car elle les aiderait à contrôler leur peur et leur colère. Par leur entraînement, les pratiquants d'arts martiaux acquièrent confiance dans le fait qu'ils peuvent choisir d'accepter et de mener victorieusement un combat s'ils le désirent. Même si tel n'est pas leur choix, ils se sentent intérieurement libres et ainsi leur confiance se reflète dans leur attitude et leurs actions, exprimant calme et constance dans les moments de crise.


Correspondance

Cher Ito-sensei,

J'ai trouvé cet article très intéressant.

La seule partie qui me laisse quelque doute est la suivante:
« Si vous êtes entraînés aux arts martiaux et savez vous défendre, vous avez le choix. Par exemple vous pouvez vous battre en réponse à une attaque si vous le souhaitez vraiment mais vous pouvez aussi choisir délibérément de ne pas le faire. Lorsque vous savez dans votre esprit que vous avez le choix, vous vous sentez libre. Lorsque votre esprit est libre, vous êtes en confiance. Lorsque vous commencez à avoir confiance en vous, cela transparaît naturellement et automatiquement dans vos actes. »

Si je lis entre les lignes, ce raisonnement est la seule idée de votre article qui provienne de gens qui ne sont pas des pratiquants du Shintaïdo. Est-ce correct? J'imagine qu'ils sont pacifistes ou Buddhistes ou autre, et que de ce fait nous pourrions nous attendre à ce que leurs idées s'accordent harmonieusement avec la philosophie du Shintaïdo. À un niveau superficiel il pourrait certes y avoir quelques similarités. Cependant je soupçonne que quiconque ayant fait l'expérience du Shintaïdo avec son corps n'aurait pas écrit ces mots. Voilà pourquoi:

Pour être honnête, j'ai déjà entendu ce genre de raisonnement appliqué à d'autres arts martiaux tels que l'Aïkido et même le Karaté traditionnel. Je pense cependant que c'est une approche superficielle. Dans ma propre expérience mon professeur de Karaté nous recommandait pareillement de n'utiliser le Karaté que pour nous défendre, et de ne jamais initier une attaque. Mais en réalité je n'ai pas besoin de vous dire que les mouvements sont tellement violents qu'en définitive vous vous prenez presque à espérer que quelqu'un vous attaque afin de pouvoir tester votre technique. C'est ce genre de mentalité qui m'a conduit à chercher au-delà du Karaté et trouver le Shintaïdo.

L'idée selon laquelle « vous pouvez accepter de vous battre si vous en avez réellement envie, mais aussi tirer confiance du choix de ne pas le faire » me rappelle l'idée de "paix par la force". Vous reconnaîtrez sans doute cette expression tirée du livre "1984" de George Orwell. "La paix par la force" était le slogan que le gouverment utilisait dans sa propagande pour justifier le totalitarisme. Dans ce cas, "paix par la force" était un moyen de supprimer des gens en leur enlevant la liberté de penser par eux-mêmes. Dans le monde réel je pense que ce concept de "paix par la force" a été utilisé en premier lieu pour justifier la course à l'armement nucléaire, et qu'en cela il n'est guère différent de la philosophie des arts martiaux traditionnels.

J'ai constaté que le Shintaïdo avait souvent un effet singulier sur les gens : il ne les rend pas "confiants"; en fait, il les rend parfois incertains, impuissants, ou spirituellement faibles. Cependant c'est précisément à ces moments-là qu'ils se retrouvent parfois capables d'agir avec audace et courage.

L'une des phrases du manuel de Shintaïdo que je garde en mémoire est : « Accepter la défaite et pleurer pour demander de l'aide est plus fort que la plus forte des techniques d'arts martiaux ». Cela me semble l'un des quelques points qui différencient le Shintaïdo des autres arts martiaux, et on est là manifestement loin des notions de "paix par la force" ou d'avoir "confiance".

Quant à appliquer concrètement et pratiquement cette philosophie dans le cadre d'un piquet de manifestants faisant face aux forces de police, je n'en ai aucune idée.

En tous cas j'ai trouvé cet article très intéressant et très stimulant pour la pensée; il m'a fait beaucoup réfléchir sur les raisons pour lesquelles je pratique le Shintaïdo et sur sa relation au mouvement pacifiste. La relation entre Shintaïdo/Paix et le mouvement anti-nucléaire est une histoire qui mérite d'être connue. L'idée de perdre la bataille aussi lentement que possible est particulièrement intéressante. Merci d'avoir pris la peine de l'écrire.

-David Franklin


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Cher David:

Merci pour cet honnête feedback ! J'apprécie beaucoup la perspicacité de ta critique sur la "confiance" que j'évoque dans mon dernier article. J'ai été également très impressionné par ta compréhension essentielle de ce que parfois le Shintaïdo crée des sentiments d'incertitude, d'impuissance, ou de faiblesse spirituelle:

Je me rends compte que je ne peux négliger l'opinion de quelqu'un comme toi en décrivant superficiellement les effets du Shintaïdo.

Poussons notre discussion un peu plus loin!

Je me souviens qu'au temps du Rakutenkai (le groupe qui fut à l'origine du développement du Shintaïdo), Maître Aoki mettait souvent en place une sorte de situation de vie ou de mort et nous y plongeait alors que nous expérimentions diverses techniques de combat. Le défi que nous devions relever n'était pas simplement de combattre ou de fuir, bien sûr, mais plutôt comment traverser la situation réelle, idéalement sans dommage pour le ou les adversaires. Cela mena certains d'entre nous à re-découvrir le véritable Sankaku-tobi (le pas triangulaire - une technique secrète de déplacement dans les arts martiaux), tandis que d'autres furent amenés à découvrir la forme Tenso.

En fait, comme tu sais, lorsqu'à l'entraînement au Shintaïdo-Karaté tu appliques Sankaku-tobi parfaitement tu finis par déplacer ton corps à l'encontre des lois de la gravité.

Également pendant la pratique en Kumitachi (exercices de combat au sabre) la chance t'est offerte de temps à autre de couper Daijodan, mais tu t'arrêtes volontairement à la position Tenso, faute de quoi tu finirais effectivement par fracasser la tête de ton adversaire. Si ton adversaire est assez sensible, il ressent immédiatement une réelle énergie incisive le traverser précisément depuis la pointe de ton sabre, et son corps se fige.

En Eikodai, ou en Shoko, tu as fait l'expérience de ce que plus tu dépenses de ta propre réserve en Ki-énergie, plus tu en reçois de la Mère Nature. Plus tu t'abandonnes, plus tu reçois de grâce.

Ce qui suit est mon interprêtation de ce qui se passe dans ce type de situations:

Lorsque nous sommes dans une situation urgente de vie ou de mort, mais que notre esprit reste clair et notre pouvoir de concentration intact, notre corps en arrive à s'affranchir des limites que lui impose notre sens ordinaire du monde tridimensionnel, pour se déplacer librement ou exprimer une énergie inhabituelle. On pourrait dire (si tu me permets d'utiliser un terme technique de science fiction) que l'on fait ainsi l'expérience d'une sorte de "quatrième dimension".

Des exemples illustrant ce type de phénomènes se trouvent également hors du cadre des arts martiaux, comme en témoignent des anecdotes d'athlètes, ou encore ces histoires rapportées par des gens qui réussirent à sauver leur vie en cas d'incendie, ou de cataclysme naturel. Après-coup, revenus à un environnement paisible, ils ne furent jamais en mesure de réitérer leurs prouesses.

Par exemple, quelqu'un transporta à lui seul un énorme frigo hors de sa maison. Deux personnes firent franchir à un piano plusieurs portes étroites en quelques minutes. Une mère courut plus vite qu'un sprinter de niveau Olympique pour rattrapper son bébé qui tombait depuis la fenêtre du cinquième étage de son appartement. Certains patients handicapés moteurs s'enfuirent à toutes jambes de leurs chambres d'hôpital lorsqu'un serpent géant s'infiltra dans le bâtiment.

Lorsqu'on a fait l'expérience de tels phénomènes, on commence à penser que ce qui peut être vu par nos yeux, touché par nos mains, et prouvé scientifiquement n'est pas nécessairement tout ce qui existe en ce monde.

De toute évidence, dans la société "normale" nous ne sommes pas autorisés à placer les gens en situation de vie ou de mort afin qu'ils puissent faire l'expérience des réactions spontanées mentionnées plus haut. Mais, dans le contexte d'un entraînement d'arts martiaux, la situation est quelque peu différente. Je pense qu'il est encore possible pour les pratiquants de se placer eux-mêmes volontairement dans ce type de situation de manière à trouver leur Senzai-nouryoku - ou talent profondément caché - ou talent inconscient.

C'est une des raisons pour lesquelles nous maintenons le Shintaïdo dans les conditions requises par le Budo, ou art martial. Je crois qu'un bon instructeur de Shintaïdo crée toujours une sorte d'environnement inhabituel (une crise temporaire) à l'intérieur duquel ses étudiants doivent apprendre à laisser leur esprit et leur corps réagir pour trouver une nouvelle voie de salut.

En sachant que le monde ordinaire tel que nous le voyons "d'habitude" n'est qu'une partie de la réalité, et en confirmant cette "sagesse du corps" qui nous a permis d'accéder à une autre dimension du monde, nous pouvons maintenir un niveau de conscience plus élevée - nous pouvons garder notre tête hors de l'eau. C'est pourquoi je pense qu'un pratiquant de Shintaïdo devrait être capable de garder la tête froide et l'esprit clair même s'il ou elle doit faire face à une situation inhabituelle de vie ou de mort.

Et, bien sûr, plus souvent cette personne traversera de telles situations, plus elle gagnera en véritable confiance et en calme intérieur.

Pour illustrer cette image, j'aimerais te faire part de deux de mes textes favoris:

L'un est un koan Zen réputé qui dit:
Hyakushaku kanto subekaraku ho o susumeba, jippo sekai kore aratanari.
Traduction: "si tu sautes d'une perche de bambou de 30 mètres de haut, ta conception du monde sera entièrement renouvelée".

L'autre est extrait d'un essai écrit par Henry Miller, que j'ai lu il y a longtemps et dont je ne me souviens qu'en Japonais. Je vais donc devoir le traduire depuis le Japonais en Anglais - si tu connais quelqu'un qui aime ces essais, s'il te plaît demande lui de me retrouver la citation d'origine).
Hito wa sono nagashita chi to onaji ryo no jiyu o kakutoku suru.
Traduction: "on ne peut gagner plus de liberté que celle pour laquelle on a versé son sang!"

À propos, j'ai été très heureux d'entendre que la nouvelle décision prise par le gouvernement Allemand a créé une nouvelle atmosphère en Allemagne. Ils ont décidé d'arrêter d'employer l'énergie nucléaire dans le futur et ont commencé à fermer leurs centrales nucléaires. Cela me rappelle ce que Kazu Tanahashi disait : "Finalement tu trouveras de nouvelles directions pour ce qui fut jadis un problème, et le problème lui-même aura disparu".


-Ito

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